Ouagadougou, quartier Gounghin. Sur la scène du théâtre Les Récréatrales, s’exprime un homme aux grandes idées : Joseph Ki-Zerbo ! Ce n’est qu’un personnage, mais qui donne une nouvelle vie à l’historien, auteur de l’œuvre “A quand l’Afrique”, dans une pièce mise en scène par Aristide Tarnagda. Cette pièce figure parmi une série dénommée “Repères”, qui entend apporter des réponses aux interrogations qui taraudent l’esprit des jeunes sur les défis actuels et futurs de leur continent africain.
Au milieu des concessions du quartier populaire Gounghin, les lampes du théâtre se sont allumées ce soir du 16 décembre 2023. De la lumière pour un homme qui a marqué l’histoire du Burkina Faso et du continent africain. “A quand l’Afrique ?”, avait-il interrogé en 2004, avant de tenter une réponse dans un livre-entretien réalisé par René Holenstein. Ici et là, des extraits de son livre, placardés sur les murs, rappellent la pensée de l’historien et homme politique Joseph Ki-Zerbo. « Ce n’est pas le roi qui a la royauté, c’est la royauté qui a le roi. » ; « on ne lave pas le sang avec le sang mais on le lave avec de l’eau » ; ou encore « s’il y avait quelque chose de bon dans la guerre et l’agressivité, les chiens l’auraient trouvé », peut-on lire en balayant la scène.
Ces bouts de phrases immersives marquent le début d’une performance captivante d’environ une heure et vingt minutes, pendant lesquelles Joseph Ki-Zerbo se réincarne en Christian Léger Dah. Le comédien, dans un dialogue direct avec le public, partage la pensée et la philosophie de l’historien. Revêtu d’un boubou blanc en Faso danfani et d’une écharpe bleue en pagne San, Joseph Ki-Zerbo, répond aux questions de jeunes gens, associés au jeu d’acteur et jouant le rôle de journalistes.
Des conflits sociaux et une démocratie à l’occidentale
La scène, ornée de tissus blancs sur lesquels des citations de Joseph Ki-Zerbo sont apposées, offre un cadre propice à une immersion dans l’univers de l’auteur. Dans cette représentation, Joseph Ki-Zerbo revient sur les origines des conflits en Afrique, soulignant qu’ils ne sont pas essentiellement ethniques, mais plutôt sociaux. « Ce n’est pas parce que les uns sont peuls ou bobo qu’il y a des conflits, mais parce que les uns sont éleveurs et les autres agriculteurs », explique-t-il. Pour y mettre fin, la question ethnique doit être transcendée, propose Ki-Zerbo.
Concernant la démocratie, le professeur opine sur l’État africain moderne, hérité du système colonial. Il critique le déficit de compréhension de l’État africain traditionnel, conduisant à un vide, comblé par les plus riches et les puissants. Pour lui, les principes fondamentaux de la démocratie, tels que la participation, la limitation et le partage du pouvoir, ainsi que la solidarité, sont présentés comme des références universelles qui existaient dans des formes variées selon les structures mises en place par les peuples africains. Pour la question des pouvoirs militaires, Joseph Ki-Zerbo répond sans ambages : « les militaires sont moins bien placés, encore moins que les civils pour gérer l’Etat. Normalement, ils devraient obéir aux dirigeants civils ». Pour un meilleur vivre ensemble, il suggère que l’armée soit une armée du peuple et non une armée contre le peuple : « Il faut éviter que l’armée soit à part, séparée du peuple, vivant comme un kyste au sein du pays. L’armée ne doit pas vivre en autonomie par rapport aux biens communs à la république ».
Des guides pour bâtir le Burkina Faso de demain
Dans le public peu nombreux ce soir, après déjà deux représentations les soirs précédents, deux élèves suivent avec attention le long et riche développement du personnage, transportés par les pensées encore actuelles de l’homme. Betty Lauryne Silga et Ahmed Boudnoma Yougbaré sont en classe de première. Ils se sont vus attribuer le rôle de poser des questions au personnage principal. C’est pour eux une expérience nouvelle, puisqu’ils n’avaient jamais été au théâtre. L’air satisfait de leur soirée et du double rôle de comédiens et de spectateurs qu’ils ont joué, ils assurent avoir appris un pan de l’histoire de leur pays et au-delà. « Cette représentation m’a permis de découvrir plein de choses, je n’étais même pas au courant du conflit entre hutu et tutsi », confie Lauryne. Ahmed, lui, s’est laissé absorber par la vision de la gouvernance des Etats, telle que présentée par Joseph Ki-Zerbo. « La démocratie appliquée pendant la période coloniale n’est pas la bonne démocratie qu’on peut appliquer dans notre pays », tire-t-il. « Comme l’a dit le Pr Joseph Ki-Zerbo il y a un grand vide et on ne peut pas recopier la même chose, parce qu’on n’est pas européen mais africain. On doit connaître une démocratie propre à nous-mêmes, qui soit propre à nos réalités pour pouvoir avancer dans le développement endogène de notre pays », commente le jeune lycéen. Pour Ahmed, le théâtre est un vecteur efficace pour informer les jeunes sur les réalités du pays. Des pièces comme celle-ci pourraient également permettre aux jeunes, selon lui, de découvrir leur mission et d’apprendre au mieux à gérer leur pays dans le futur.
Les concepteurs de cette représentation devraient s’enorgueillir, puisqu’ils visent particulièrement les jeunes Burkinabè en quête de ‘’repères’’. C’est d’ailleurs le titre d’une série de représentations sur des figures symboliques de l’histoire du Burkina Faso. En plus de cette pièce consacrée à Joseph Ki-Zerbo, deux autres portent sur deux personnalités non moins importantes dans l’imaginaire populaire : le journaliste Norbert Zongo, assassiné le 13 décembre 1998, alors qu’il enquêtait sur la mort suspecte du conducteur de François Compaoré, frère du Président d’alors Blaise Compaoré ; et Thomas Sankara, ancien Président, chef de la Révolution d’août 1983, assassiné, lui aussi, le 15 octobre 1987.
« Envisager sereinement l’avenir, embrasser les luttes qui sont les leurs »
Pour Aristide Tarnagda, dramaturge et metteur en scène, ces pièces se veulent être une contribution de l’art au retour de la paix et de la fraternité au Burkina Faso. L’objectif de ce projet, explique-t-il, « c’est de fournir des repères, des fanions, des phares à la jeunesse, surtout aux élèves et aux étudiants pour qu’ils puissent envisager sereinement l’avenir, embrasser les luttes qui sont les leurs aujourd’hui ». Le dramaturge, qui n’est pas à sa première création du genre, se dit convaincu qu’« une société a constamment besoin de relais, des gens qui prennent la relève ». « Norbert Zongo, Ki-Zerbo, Thomas Sankara, ce sont trois personnes pour moi, qui nous transmettent le sens élevé de la lutte, de la dignité, d’une société responsable et qui responsabilise aussi ses citoyens et citoyennes. Toutes ces valeurs aujourd’hui sont à transmettre à ces jeunes afin qu’ils puissent hisser le Burkina Faso à un niveau de sociétés paisibles, de sociétés dignes », assure Aristide Tarnagda qui a doublement dirigé la création. Le célèbre dramaturge dirige la compagnie Théâtre Acclamation, initiatrice du spectacle, et est directeur du théâtre Les Récréatrales, partenaire dans la mise en œuvre du projet Repères.
Pour ce projet, l’ambition est d’atteindre l’ensemble des burkinabè. La pièce, indique Tarnagda, a voyagé à travers diverses villes du Burkina Faso, à savoir Bobo-Dioulasso dans l’ouest du pays, Fada N’Gourma dans l’est, Koudougou dans le centre-ouest et Koupéla dans le centre-est ; et au sein d’établissements scolaires et universitaires, dépassant ainsi les limites des lieux habituels dédiés au théâtre. Dans la même lancée que Aristide Tarnagda, Christian Léger Dah, le comédien qui a incarné Joseph Ki-Zerbo, indique que Repères a permis de « ressusciter la parole, la pensée, la lutte de ces figures burkinabè, africaines et humaines pour que le sens de leur combat ne soit pas vain et que les générations actuelle et future se réapproprient ces luttes qui sont humaines et universelles, mais d’abord des luttes pour nous ». « C’est à nous de les porter, les faire valoir et porter plus loin », clame le comédien. « Joseph Ki-Zerbo à travers ses œuvres nous apprit que dans les sociétés africaines, il y avait de puissantes organisations sur le plan social et économique. Il est absolument impératif que nous repartions fouiller dans ces trésors que nous avons pour trouver des clés pour faire face au monde actuel », se convainc-t-il.
Rabiatou Congo
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