Burkina Faso : Journalisme en danger, que faire ? [Interview]

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Au Burkina Faso, la crise sécuritaire qui dure depuis près d’une décennie impacte quasiment tous les secteurs d’activité. La presse burkinabè, classée parmi les plus libres d’Afrique ces dernières années, fait face désormais à des restrictions imposées par les autorités et une opinion de plus en plus hostile. Pour Moussa Sawadogo, enseignant en journalisme, c’est la résultante d’un discours politique qui prône la communication au détriment de l’information. Il dit craindre un retour dans les années d’avant 1989, avec une presse réduite à défendre une opinion unique. Fasotopia l’a interrogé.

Fasotopia : Vous êtes journaliste, mais aussi formateur dans les écoles de journalisme. Avec votre regard de formateur que pensez-vous de la presse burkinabè aujourd’hui ?

Moussa Sawadogo : Je dirai que la presse burkinabè aujourd’hui traverse beaucoup de crises, beaucoup de situations, mais je commencerai d’abord par la bonne situation. Je dirai que la presse burkinabè dans son ensemble depuis l’avènement du terrorisme au Burkina est passée par plusieurs phases et qu’aujourd’hui quand même, on a une presse qui est de plus en plus responsable, une presse qui a appris aussi à composer avec la situation sécuritaire, le traitement de l’information sécuritaire et qui est une presse aujourd’hui qui travaille dans le sens à ne pas envenimer la situation et même à travailler dans le sens de ramener la paix. A ce niveau, je pense que la presse burkinabè a beaucoup évolué. Maintenant, la pratique journalistique connait elle-même des problèmes, d’abord au niveau normatif, c’est-à-dire qu’on a de plus en plus une restriction de la liberté de la presse qui fait qu’aujourd’hui, il y a tout un discours de haine vis-à-vis des journalistes. La stigmatisation de certains journalistes qui sont traités de journalistes apatrides, de journalistes valets locaux de l’impérialisme… donc on est dans une situation où on a l’impression qu’on interdit aux journalistes la critique. On a une prédominance de la communication politique parce que le gouvernement met sur pied une communication de guerre avec tout un ensemble de communicants qui travaillent dans le sens de porter le discours officiel, et j’ai l’impression que ce qu’on demande aux journalistes, c’est de se contenter du discours officiel. En tant que technicien, ça va poser un problème : oui pour la sécurité nationale, mais est-ce au détriment de la vérité absolument ? 

Le deuxième élément, c’est que, que vu la presse burkinabè évolue même dans un contexte surtout économique très difficile – malheureusement j’ai vu qu’il a un média hier ou avant-hier qui a fait un communiqué disant qu’il mettait toute son équipe au chômage technique pour manque de financement-, dans les rédactions ça travaille en ralenti, parce que la manne publicitaire qui vient essentiellement de l’Etat devient de plus en plus difficile d’accession pour certains journalistes. 

Et on constate une distanciation ou une séparation même entre les journalistes et les populations qu’elles sont censées représenter, défendre, parce que le discours politique aujourd’hui a réussi à retourner une bonne partie de la population contre les journalistes. Conséquence : le journaliste burkinabè vit aujourd’hui dans une situation de peur qui fait qu’on est vraiment à une phase d’auto-censure incroyable qui dépasse le cas de l’autosuffisance professionnelle, parce que là, on a peur et puis on est dans une situation économique assez difficile. 

Le troisième niveau, c’est que j’ai constaté dans les formations qu’au sein des rédactions, y a très peu qui ont réuni leurs équipes pour réfléchir sur la nouvelle donne : ‘’par rapport à notre ligne éditoriale, comment on fait dans le contexte actuel ?’’ Beaucoup de journalistes naviguent encore à vue et ça pose un autre problème.

Le quatrième problème, c’est que ça fait 10 ans que nous sommes dans le terrorisme et même au niveau de la recherche scientifique au niveau de l’université, malheureusement, je n’ai pas vu une recherche qui a permis une réforme des modules de formation des journalistes pour les adapter au nouveau contexte actuellement donc ça fait que la formation qui ne suit pas, cela fait que la pratique journalistique est vraiment à un tournant et il n’est pas aisé d’être journaliste au Burkina Faso. 

Fasotopia : Vous l’avez dit, l’opinion se méfie de plus en plus des journalistes. Est-ce que cela ne résulte pas aussi du fait que le rôle du journaliste et des médias n’est pas très bien compris du grand nombre ?

Moussa Sawadogo : c’est justement là où souvent il y a un problème, parce que moi je fais la différence entre les médias et le journalisme. Les médias sont des canaux de production et de diffusion. Dans les médias, on va trouver du journalisme, mais on va trouver aussi d’autres choses qui ne sont pas au niveau du journalisme. Parlant de la presse en général, c’est là où il y a un problème et ça remonte pour moi depuis le président Roch Marc Christian Kaboré où on a trouvé que les communicateurs professionnels au niveau des administrations qui sont généralement formés ont même établi des relations presse avec des médias pour gérer la communication gouvernementale.

Ces professionnels ont été peu à peu remplacés par des activistes. Ce qui faisait que dans beaucoup de ministères, ce sont les activistes qui étaient beaucoup plus les producteurs et diffuseurs de l’information au détriment des directeurs de communication qui sont des spécialistes. C’est comme si le pouvoir à l’époque a voulu contourner les médias pour pouvoir utiliser les réseaux sociaux et pouvoir utiliser de nouveaux acteurs qui ne sont pas redevables de l’éthique et de la déontologie pour passer un certain nombre d’informations. Ces gens-là ont inondé le paysage médiatique, souvent avec des fake news, avec souvent beaucoup plus de facilité de diffusion, parce que des individus avaient beaucoup plus d’audience que des médias traditionnels.

Quand le MPSR (I et II) est arrivé, ç’a été la même chose. Aujourd’hui, je vous dis que les journalistes ont peur de parler parce que le journaliste, c’est l’analyse, c’est la critique, c’est le doute. Et à partir du moment où on ne peut pas le faire, aujourd’hui, qu’est-ce qu’on a ? On a des communicants qui sont partout, des activistes qui sont partout. Si nous prenons le cas du Burkina Faso, un des plus grands communicants du pouvoir est basé aux Etats-Unis. Ce qui fait que le débat public a quitté les médias traditionnels gérés par des professionnels pour aller sur les réseaux sociaux où on a du n’importe quoi. 

On est dans une situation d’infobésité actuellement, de fakenews. N’importe qui produit et diffuse des informations, mais malheureusement contrairement au journaliste qui le fait selon certaines règles d’éthique et de déontologie, le reste, on a l’impression que ce sont des mercenaires. Du coup, je dirai que c’est difficile, mais ça a été un choix politique. Je pense que les autorités, à un moment, ont compris qu’on ne peut pas contrôler les médias jusqu’à un certain niveau, parce qu’un bon journaliste reste quand même accroché à son éthique et sa déontologie. Donc, on va aller chercher des acteurs qui n’ont pas ce scrupule-là et on l’a trouvé dans les activistes. Malheureusement, la population qui ne comprend pas cela confond journaliste et activiste. Même quelqu’un qui passe sur les plateaux, qui a été invité par un journaliste, n’est pas forcément un journaliste. C’est un invité qui donne son point de vue, mais tout ce qu’il va dire, la population le met sur le compte du journaliste. Du coup, cette haine contre le journaliste, c’est une haine contre les médias de façon générale.

Fasotopia : Est-ce qu’il faudrait mettre l’accent sur l’éducation aux médias ? 

Moussa Sawadogo : Oui, c’est un peu cela : une certaine éducation aux médias, pour permettre aux populations de comprendre, parce que l’éducation aux médias aussi, c’est un peu susciter l’esprit critique, analyser le message en le consommant. Mais est ce que le politique a besoin de cela aujourd’hui ? Est-ce que les politiques ont besoin des gens qui développent l’esprit critique ?

Fasotopia : Est-ce que le public a besoin de cela ? 

Moussa Sawadogo : Mais est-ce que le public même sait ? Ce qui est sûr, le public a soif d’information. Aujourd’hui avec 500 francs de mégaoctets, ils ont accès à des informations des Etats-Unis et d’un peu partout. Malheureusement, le public dans sa grande majorité ne sait pas faire le tri de l’information. A partir de ce moment, il revient peut-être à l’Etat, aux institutions, aux journalistes, de mettre sur pied des mécanismes pour aider le public à le comprendre. Cela veut dire qu’il faut réhabiliter les médias. Mais si le discours politique est de nature à discréditer les médias traditionnels et les journalistes, il reste bien entendu que le public va s’éloigner de ces journalistes-là et aller chercher l’information ailleurs. Or, dans ce ailleurs-là, qui produit l’information ? Ce sont généralement les activistes aux soldes du pouvoir ou les opposants au pouvoir. Ce sont des personnes qui sont des protagonistes de positionnement et de recherche de pouvoir, et bonjour la manipulation. Ils ne sont pas forcément dans la recherche de la vérité comme le journaliste.

Fasotopia : Avec cette attitude de défiance pratiquement, de rejet, comment la presse doit-elle s’adapter ? Est-ce qu’il faudrait un journalisme hors crise et un journalisme pendant la crise ?

Moussa Sawadogo : Moi je pense qu’un journaliste bien formé, même quand il y a crise, il fait peut-être quelques ajustements, mais il reste un bon journaliste. Parce qu’en réalité, un bon journaliste, qu’est-ce que c’est ? C’est un journaliste qui, en définitive, écrit pour défendre l’intérêt général. En temps de paix, le journaliste défend l’intérêt général, en temps de guerre, il va défendre l’intérêt général.

Peut-être que de la situation de paix à la situation de guerre, l’intérêt général peut évoluer, les urgences, les priorités peuvent évoluer. Il suffit que le journaliste comprenne cela. D’une part, il faut que l’autorité qui doit gérer la crise là puisse expliquer aux journalistes quels sont les nouveaux enjeux, pour que le journaliste puisse les intégrer. Au niveau des maisons d’édition (de presse), oui, c’est vrai, on a une ligne éditoriale, mais à partir du moment où la donne a changé, les priorités ont changé. 

Je pense qu’il est important aussi pour les médias au niveau interne de réfléchir à travers une conférence de rédaction et pouvoir dire les données ont changées : ‘’commet on fait ? Par rapport au terrorisme, comment on va se comporter ? Quel mot on va utiliser pour les qualifier ? Est-ce qu’on va faire des enquêtes ?’’ On définit un certain nombre de choses. Mais cela veut dire qu’à ce moment-là, les médias acceptent de traiter souvent des informations tout en tenant compte de l’information officielle, mais en allant au-delà. Maintenant dans une situation de peur est-ce que ça, c’est faisable ? 

Le troisième niveau de mon point de vue ce sont les organisations professionnelles des médias. Aujourd’hui, une organisation professionnelle de médias qui ne fait pas vraiment son travail et qui aurait pu nous aider à résoudre ce problème-là c’est l’OBM, observatoire burkinabè des médias, parce que tout le gros problème que nous avons aujourd’hui, c’est une question d’autorégulation. Les données ont changé. Je prends l’exemple sur le Rwanda où j’ai travaillé : après le génocide rwandais, il y avait le code d’éthique et de déontologie et le pouvoir, à travers l’équivalent du conseil supérieur de la communication, a invité l’ensemble des professionnels pour dire comment, tout en gardant les questions d’éthique et de déontologie reconnues au niveau international, vu le contexte particulier du Rwanda, est-ce qu’on peut redéfinir de nouvelles missions qui vont durer juste sur un temps donné pour pouvoir sortir de cette situation ? C’est ce qu’ils avaient appelé les nouvelles missions sociales du journaliste. Donc c’est un peu comme notre constitution. On fait une petite charte qui s’agrafe à la constitution, mais qui ne contredit pas la constitution.

Je pense que ce qui a manqué aux organisations professionnelles des médias au Burkina, c’est ça. On n’a pas réfléchi à ça, on n’a bougé que quand un média a été attaqué. L’autorité politique ne va pas faire ça, parce que l’autorité politique, ce qu’elle veut, c’est que les journalistes consomment l’information officielle. Son objectif, ce n’est pas que le journaliste critique et montre les faiblesses. Et malheureusement, les communicateurs ont occupé tous les plateaux, tous les médias, et aujourd’hui, vous voyez, même quand il y a des débats sur les plateaux, on a moins de journalistes même que d’activistes envoyés souvent ou bien téléguidés par le pouvoir, à tel point que pour certaines émissions, même des intellectuels, des professeurs d’universités, des chercheurs, ne veulent pas venir croiser le fer avec les communicants du pouvoir, parce que ça tourne très vite à un débat de bas niveau.

Fasotopia : A cette allure-là, pour vous, quelle sera la presse d’après crise ? A quoi va ressembler la presse burkinabè de demain ?

Moussa Sawadogo : Moi je pense qu’on aura un nouveau journalisme qui va sortir. J’ai l’impression que les acquis engrangés après la mort de Norbert Zongo par rapport aux libertés de presse et tout ça, on est en train de les perdre, on est en train de vraiment reculer.  Et j’ai comme l’impression qu’actuellement, on est en train d’uniformiser les journalistes pour faire un journalisme de suivi, qui est dominé par la communication et là, si on n’y prend garde, on va retomber dans le journalisme avant 1989, c’est-à-dire, avant l’avènement du multipartisme où tous les journalistes devaient réfléchir de la même manière. Et malheureusement, j’ai l’impression qu’on est en train de repartir dans ça, si rien n’est fait justement pour maintenir la flamme du professionnalisme qu’on a connu depuis la chute du mur de Berlin et la libéralisation des médias.

Fasotopia : Comment éviter cela ? 

Moussa Sawadogo : Moi je pense qu’il faudrait que les journalistes déjà en activité puissent faire un travail de résilience ? Je pense qu’en journalisme, il n’y a pas de sujets tabous. On peut aborder toutes les questions, y compris les questions qui fâchent. Mais pour cela, il faut que qu’on se forme, il faut qu’on se cultive, par ce que ça aussi, c’est peut-être un défaut des journalistes.

Au-delà de rapporter les simples faits, dès qu’on rentre dans l’analyse, il y a des faiblesses. Quand on fait des commentaires, il y a des faiblesses. Donc, il faut qu’on travaille à renforcer les capacités des journalistes pour que quel que soit le sujet, mon angle d’attaque, mon vocabulaire, mon style, ne soient pas vus comme quelqu’un qui est dans le dénigrement, mais que je critique avec des faits concrets, j’analyse avec des faits corrects et je fais des propositions. Je pense que si nous travaillons dans ce sens, nous allons prêter moins le flanc, parce que c’est quand on peut attaquer la véracité de l’information du journaliste qu’on peut facilement l’avoir.

L’autre élément aussi, c’est que les responsables des médias ne laissent pas les journalistes seuls. C’est-à-dire qu’il faut à l’interne dans cette situation de crise là avoir clairement des débats avec les journalistes, aider les jeunes journalistes ? Parce que quand on regarde l’âge des journalistes aujourd’hui, beaucoup sont des jeunes, aucun n’est allé à l’université où il a eu une formation sur le terrorisme. C’est dans l’action que ça nous est tombé dessus. Et comme j’ai l’habitude de le dire, on a eu la même chose avec nos militaires : au début, on tuait beaucoup nos militaires parce qu’aucun militaire à l’époque n’a été formé pour faire face au terrorisme. Le politique n’avait jamais été préparé pour gérer un pays en situation d’attaque terroriste. C’est pour ça qu’on a eu des coups d’états les uns après les autres pour trouver le bon moyen.

Acceptons que le journaliste aussi n’avait pas été formé pour ça. Aidons le journaliste à se former. Mais le journaliste doit s’aider lui-même. Après le directeur de publication, je pense que ce sont les organisations professionnelles des médias. On a le SYNATIC (syndicat autonome des travailleurs de l’information et de la culture), on a l’AJB (association des journalistes burkinabè), on a l’OBM, ils servent à quoi ? Parce que ce sont des structures de renforcement de capacités. Aujourd’hui, il y a de gros thèmes, des difficultés que les journalistes rencontrent. Ces structures-là doivent faire des levées de fonds, des programmes qui tiennent compte des difficultés de la pratique journalistique aujourd’hui et leur donner les bonnes pratiques. Je pense que c’est dans ce sens qu’il faut aller. Sinon, si on laisse le journaliste seul, il a le pouvoir qui a un œil sur lui, dans la rue il ne peut pas sortir se promener n’importe comment parce qu’on a ceux qui pensent qu’ils sont plus patriotes que les autres … le journaliste va se retrouver seul. Humainement, son instinct de survie va prendre le dessus. Il va faire le strict minimum pour rester en vie, et ça, ce n’est plus du journalisme qu’il fait. 

Fasotopia : Quelqu’un a dit que le bon journaliste, c’est celui qui est d’abord vivant. Qu’en dites-vous ? 

Moussa Sawadogo : Il faut être vivant, mais vous savez que faire le journalisme aussi, c’est un engagement. J’ai l’habitude de dire qu’un militaire qui a peur de mourir doit changer de métier. Vous savez que vous partez au front, vous savez que la probabilité de mourir est une réalité et vous l’acceptez. Quand vous êtes journaliste, vous savez que vous défendez l’intérêt général, vous défendez la vérité, il y a des risques et vous l’acceptez. S’il faut avoir peur parce que je veux rester en vie, je tords le cou à la vérité, à l’intérêt général, je ne fais plus du journalisme. Peut-être, en ton âme et conscience, tu changes de métier. Tu n’es pas obligé d’être journaliste. Quand on choisit un métier, je ne dis pas qu’il faut prendre des risques inconsidérés, mais il ne faut pas prendre ça comme prétexte. Sinon ce serait comme si on considérait que Norbert Zongo était un idiot. Mais est-ce qu’il a été un idiot ? Non. Pourtant, il savait que son combat pouvait le conduire à la mort. Dommage pour ce qui est arrivé, mais je pense qu’il ne faut pas brandir la mort pour faire peur aux gens.

Fasotopia

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