Démocratie et désinformation : « le fact-checking seul ne suffit pas », estime Boureima Salouka

Listen to this article

Il est l’un des pionniers du factchecking au Burkina Faso. Avec de jeunes journalistes à qui il a transmis sa vision du journalisme, Boureima Salouka a fondé Fasocheck, une initiative de promotion du factchecking. Le concept, encore nouveau pour certains, tend à devenir un genre journalistique à part entière, complétant le travail des journalistes classiques, qui pourraient laisser passer des informations erronées dans le flot de l’actualité traitée quotidiennement. Le factchecking se veut également une réponse à la prolifération de ‘’fake news’’ ou fausses informations dans l’univers numérique, considéré comme un espace d’expression démocratique. Une réponse, mais pas la seule, insiste Boureima Salouka que nous avons interrogé sur le sujet.

Fasotopia : Boureima Salouka, vous êtes l’un des premiers à promouvoir le factchecking au Burkina, à travers l’initiative Fasocheck, dans un environnement où pullulent des informations non vérifiées, parfois manipulées à dessein. Quel est l’interêt de débusquer ces informations, si on peut d’ailleurs les appeler ainsi ?

Boureima Salouka : Bonjour. Il y a toujours de l’intérêt à travailler sur ce que nous appelons de la nuisance informationnelle, du trouble informationnel, avec l’arrivée en masse dans l’espace public des données qui sont erronées, avec des intentions malveillantes derrière les personnes qui propagent ces types de contenu. En ce sens que l’information, c’est comme ce sang qui circule dans le corps social. Si cette information est polluée il va de soit que le corps social va se retrouver malade et être dans des situations assez difficiles. Et vous le voyez déjà, toutes les conséquences que ces mauvaises informations entraînent dans nos sociétés, en opposant les communautés entre elles, en créant de la violence, en amenant des populations à ne pas adhérer à des protocoles sanitaires, donc en prenant des vies des uns et des autres, mais surtout actuellement, en créant une sorte de méfiance entre les citoyens et l’Etat. Or dans nos contextes, il est nécessaire d’avoir du mieux d’état, parce que sans un état solide, un état qui est juste, ça devient de l’anarchie, où c’est la loi du plus fort. Voici entre autres des éléments qui militent aujourd’hui qu’il faille travailler à assainir ou à donner aux citoyens des éléments de connaissance qui leur permettent de se déterminer quant aux informations auxquelles ils sont exposés et à ajuster leur comportement en conséquence. 

Fasotopia : Les réseaux sociaux ont permis une démocratisation de l’information. A l’excès peut-être, vous nous direz ce que vous en pensez. Pour autant, sont-ils vraiment bénéfiques à l’exercice de la démocratie ?

Boureima Salouka : ce qu’il faut savoir, que l’on fasse une association directe entre réseaux sociaux et désinformation en mettant en avant le fait que ces outils ont permis une démocratisation de la parole publique, il y a quand même une mise au point à faire. Oui, c’est vrai, avec les réseaux sociaux les citoyens sont devenus eux même producteurs, diffuseurs de contenu, parce qu’ils peuvent à partir de leur smartphone créer quelque chose et le partager, le démultiplier. Cela est d’autant vrai, mais le processus de démocratisation de la parole publique est un processus historique beaucoup plus long. Par exemple, pour nos pays africains, pour le Burkina Faso, c’est un processus qui va commencer avec la libéralisation médiatique, le processus de démocratisation, les émissions interactives où les populations prennent la parole. Cela va se solidifier à partir des années 2000 avec la lutte pour les droits humains, caractéristique du drame qui a suivi l’assassinat du journaliste Norbert Zongo, jusque dans les années 2014, tout ce sillage qui va permettre la chute de Blaise Compaoré. 

Donc les citoyens sont amenés à s’exprimer. C’est un contexte général de prise de parole, d’expression qui n’est pas propre qu’au Burkina Faso, qui est propre au monde entier, avec la démultiplication des plateformes pour que les gens prennent la parole. Donc cette restitution historique faite, c’est vrai que l’on remarque que c’est sur les réseaux sociaux que la désinformation a le plus de poids, est la plus partagée, la plus produite parce que tout simplement ces plateformes technologiques ont remplacé aussi le fameux ancien ‘’bouche à oreille’’, le cabaret, les tracts que l’on jetait dans nos pays quand c’était des systèmes politiques beaucoup plus fermés. Mais on ne peut pas dire qu’on va limiter la désinformation aux réseaux sociaux parce que cette désinformation est souvent conçue aussi, fabriquée, hors des réseaux sociaux, dans la vie réelle, pour venir être multipliée, démultipliée, rendue virale sur les réseaux sociaux, et maintenant retourner dans le monde de la vie réelle. Donc il y a une circularité entre la réalité et le virtuel. Bien sûr, ce qui rend les choses plus compliquées.

Fasotopia : Est-ce qu’on n’est pas dans un processus quasiment irréversible, puisqu’on ne peut plus retirer ces espaces d’expression aux citoyens, au risque de remettre certains droits en cause. Du coup, le factchecking seul suffit-il ?

Boureima Salouka : déjà quelque chose de similaire dans votre question, c’est de vouloir opposer la liberté d‘expression, le droit à l’opinion d’un citoyen, à la nécessité de réguler ou de règlementer cette prise de parole sur les réseaux sociaux. Les citoyens continueront de s’exprimer, la technologie ne va pas s’arrêter, de nouvelles plateformes peut-être beaucoup plus puissantes que les réseaux sociaux actuels que nous connaissons vont naitre. Et tout dépend de ce que l’on a comme projet de société. C’est un couteau à double tranchant. Tout dépend de l’utilisation que l’on veut en faire. C’est là aussi que le fact-checking est une réponse de type éditorial à ce grand masque que l’on appelle désinformation. Mais, bien sûr, le fact-checking à lui seul ne suffit pas à traiter de tout le grand problème qu’est la désinformation. Ce n’est qu’un bout de la réponse. Il y eu par moment du nombrilisme de la part de certains factcheckeurs qui, dans les tentatives de promouvoir leur pratique, l’ont présenté comme la réponse et l’unique réponse contre la désinformation. Cela n’est pas vrai. Ce n’est qu’une infime partie d’une réponse qui va prendre en compte des éléments d’éducation aux médias et à l’information, donc des éléments d’éducation à la citoyenneté, des éléments de législation de l’information et des technologies dans nos pays ou aussi des éléments d’ordre politique en terme de lutte contre la désinformation. Parce que, vous voyez, aujourd’hui la désinformation fait partie de ce qu’on appelle les menaces de type hybride et tous les pays sérieux au monde qui élaborent leurs politiques de sécurité et de défense l’intègrent, parce que c’est une menace qui est transversale, qui est à la fois diplomatique, économique, de santé, de défense, de sécurité et de citoyenneté. Voilà pourquoi il faut essayer de ratisser large en prenant le problème de façon holistique dans toutes ses dimensions.

Fasotopia : Et cela inclut certainement la législation en la matière… Quelle législation justement pour assainir l’espace public numérique, particulièrement dans des Etats comme ceux du Sahel, le cas précisément du Burkina ?

Boureima Salouka : La législation est nécessaire dans tout domaine, pas seulement que sur la désinformation. Sauf que quand on dit législation dans nos contrées, la plupart du temps, on a tendance à entendre par législation restriction des libertés, menaces, punitions. Non, la législation, la restriction, la punition sont des éléments graduels qui composent une architecture législative parce que quand on légifère aussi il y a toute une philosophie qui est derrière et c’est ça qui est le plus important pour nos pays. C’est de dire : nous légiférons pour garantir davantage le droit d’expression des citoyens dans de la qualité et dans la sauvegarde de notre historicité, de nos états, de nos sociétés, parce qu’il ne faut pas aussi oublier que l’on est en face d’une menace. Mais cette menace ne doit pas nous amener à nous inhiber de telle sorte que tout le reflexe que nous avons ce soit celui répressif.

Fasotopia : S’il y a quelque chose qui inquiète aussi ceux qui font du factchecking aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle, qui permet de fabriquer des fake news de plus en plus difficiles à débusquer. Vous, qu’est-ce que vous en pensez ?

Boureima Salouka : L’intelligence artificielle, bien sûr, ça fait partie aujourd’hui des grandes technologies qui traversent tous les corps de métiers et toute la vie de société et des hommes. Evidemment que cela a des conséquences pour ceux qui pratiquent du factchecking, dans la mesure où l’on se retrouve en face d’éléments fabriqués, de ‘’deep fakes’’ beaucoup plus difficiles à détecter par les outils traditionnels que nous utilisons. Mais ça reste une technologie et, comme tel, dans la pratique aussi du factchecking, elle a appris à évoluer avec la technologie. Et je crois qu’au cours de cette année 2024 ou au plus tard 2025, il y a des applications aussi qui sont en train d’être développées dans des laboratoires pour être au service des factcheckeurs, pour pouvoir davantage détecter et démonter des fausses informations qui auront été générées à partir de l’intelligence artificielle. Ça c’est le plus petit côté pour moi de la question. L’intelligence artificielle aussi est au service des factcheckeurs. Il ne faut pas, dans notre peur de l’innovation et de la technologie, nous amuser à jeter le bébé avec l’eau du bain. L’intelligence artificielle peut bien aider les factcheckeurs à mieux faire davantage leur travail. Et la preuve, à l’université de Ouagadougou où un département travaille sur les questions d’intelligence artificielle, ils ont eu des séances de travail avec Fasocheck, l’organisme burkinabè de développement média spécialisé dans la lutte contre la désinformation, à partir des éléments de vérification que nous avons eu à faire, et ils ont essayé, de par les occurrences, de développer des modèles intuitifs qui permettent à la machine de reconnaitre très facilement des narratifs de désinformation. C’est l’exemple le plus palpable, le plus parlant, pour moi, que la technologie et le factcheckeur se mettent ensemble pour mieux réussir une mission. 

Fasotopia : Terminons là où on devrait peut-être commencer. C’est quoi le fact checking pour ceux qui le découvrent ? 

Boureima Salouka : le factchecking est un genre journalistique qui vise à faire la vérification des faits, c’est-à-dire les éléments factuels. J’insiste bien sur la factualité et non sur les opinions, qui ont été mises sur la place publique, et donc qui ont été tenues par des journalistes ou par des personnalités publiques sur des faits d’intérêt public. Une fois que ces éléments ont été mis sur la place publique, à posteriori, les journalistes factcheckeurs viennent les prendre, et uniquement que la partie factuelle, pour en vérifier la véracité, c’est-à-dire pour voir si c’est vrai, ou si ce n’est pas le cas ou qu’il y a une partie qui est vraie et une autre qui ne l’est pas. Donc il dépasse la simple vérification d’une information, pour devenir un genre journalistique. Pour faire simple, on dit que les journalistes d’investigation travaillent sur des faits cachés et nous les factcheckeurs, nous travaillons sur des faits que les gens ont eux même mis sur la place publique. Et nous vérifions si c’est exact ou pas. Il y a un intérêt à faire ce type de travail parce que généralement dans nos pays par sorte d’envolées, par populisme ou simplement par des jeux politiciens, il arrive que les médias n’ont pas le temps ou que les citoyens n’ont pas le temps, que des acteurs de premier plan mettent des éléments d’information sur la place publique à partir desquels tout le monde se rallie, tout le monde se cale ; et même dans nos politiques publiques sur la base d’informations erronées, on prend des décisions qui incombent à la vie de plusieurs millions de personnes. S’il n’y a pas de structure, de gens qui puissent attirer notre attention sur tel chiffre, telle statistique, telle déclaration qui n’est pas exactement cela, il y a risque que l’on embarque la génération actuelle et même la génération à venir à se caler sur des choses qui ne sont pas totalement vraies. 

Je vais donner un exemple pour mieux illustrer ce que nous disons : lors de la campagne présidentielle de 2020, un des principaux candidats a eu par exemple à dire que le forage Christine qui se trouve dans l’extrême nord du Burkina Faso à Déou, suffisait à lui seul à satisfaire tous les besoins en eau potable du Burkina, mais aussi du Mali et du Niger, sans qu’aucun de ces trois pays n’ait à tirer une seule goutte d’eau de leurs fleuves, de leurs marres, de leurs rivières. Et personne ne l’a rattrapé, ne lui a demandé quelles étaient les preuves. A Fasocheck on a travaillé sur ce sujet qui se trouvait être une déclaration complètement farfelue, dénuée de toute scientificité. Imaginez, là je fais de la fiction, que ce candidat arrive à la tête du pays et, sur la base de telles déclarations, il décide de faire de gros investissements dans ce lieu où les techniciens nous ont expliqué clairement que ce n’est pas possible, ce n’est pas là où se trouve la plus grande réserve d’eau sous terraine du Burkina Faso. Ce serait de l’argent jeté par la fenêtre comme cela a été le cas par exemple avec le barrage de Guiti, toujours dans le nord du Burkina, où un certain puissant ministre de l’eau de l’époque, convaincu par des chiffres farfelus, des projections farfelues, a investi l’argent public là où les techniciens lui disaient : ‘’monsieur le ministre, vous foncez tout droit dans le mur’’.

Fasotopia

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut