Il est devenu l’un des visages incontournables du théâtre burkinabè. Depuis plus d’une vingtaine d’années, il met son art au service d’une nation à la construction de laquelle il ne veut pas ménager sa contribution. Pour Aristide Tarnagda, la crise multifacette que traverse le Burkina Faso s’explique par l’absence de culture. Loin du folklore et de l’évènementiel, l’artiste voit en la culture un remède. Encore faut-il que l’art se rapproche davantage des populations, y compris les plus fragiles. C’est l’un des défis du dramaturge burkinabè que nous avons interrogé.
Fasotopia : Une entrée en matière : vous avez fait des études en sociologie. Vous vous êtes retrouvé au début des années 2000 au théâtre. Comment s’est fait le choix, ce choix de vie ?
Aristide Tarnagda : Le théâtre est une passion qui m’a été transmise véritablement par Jean Pierre Guingané. Moi je rencontre le théatre au lycée, en tant qu’amateur évidemment, avec un prof de français qui m’y oblige. Par la suite j’arrive à Ouagadougou, à l’université. C’est une très grande ville pour moi, je m’ennuie. Je cherche à combler ce vide en continuant à faire du théâtre, et c’est ainsi que je me retrouve au théâtre de la fraternité et à partir de là, il y a toute la lumière, toute la générosité, toute la passion de Jean-Pierre qui me contamine. Et je n’ai plus quitté le théâtre depuis lors.
Fasotopia : Et ça fait plus de plus de 20 ans que ça dure. Mais au-delà d’être dramaturge, vous êtes tout simplement artiste. Et vous semblez porter un engagement particulier tout au long de votre action en tant que dramaturge. C’est quoi le projet, s’il y en a un ?
Aristide Tarnagda : Le projet, c’est de participer à l’avènement d’une société lumineuse, une société où l’humanité est portée au pinacle. Quand on est artiste, je crois que le rôle qu’on a, c’est de faire en sorte que son peuple puisse avoir des endroits où il s’interroge, où il se regarde, où il active ses mythes, où il active ses récits, … et c’est ce rôle là simplement que j’essaie d’incarner.
Fasotopia : Et vous évoluez dans un pays au contexte particulier : insécurité avec tous ces corollaires de division, conflits communautaires, messages de haine, etc. Et vous tentez visiblement de contrer tout cela avec la culture et particulièrement le théâtre. Comment pensez-vous que la culture peut constituer un rempart vis-à-vis de ces défis-là ?
Aristide Tarnagda : C’est parce qu’il y a défaut de culture ou parce que la culture a été négligée à un moment donné de la trajectoire de ce pays que nous en sommes à cette crise. Parce que l’absence de culture déshumanise. Or nous sommes dans une époque effectivement, où le pays traverse une déshumanisation très aiguë et sans précédent. Du coup, nous, en tant qu’hommes de culture, en tant qu’artistes, ce qu’on doit faire, c’est de se réveiller, de faire en sorte que le réenchantement ait lieu, que la beauté soit dans le quotidien des Burkinabè, mais aussi qu’on fasse un examen clair de notre parcours. Qu’est ce qui n’a pas marché ? Comment se fait-il que de frères on passe à ennemis ? Comment se fait-il que du sacré qu’est le sang, on désacralise au quotidien ? Donc pour moi, il n’y a pas d’autre rôle et d’autre préoccupation aujourd’hui que celui-là. Je pense, comme la carte de vœux des Récréatrales le dit – c’est une citation d’une metteure en scène française – « là où il n’y a pas de poésie, c’est là qu’il y a la barbarie. C’est là que l’homme trébuche ». Donc il me semble que nous devons coûte que coûte réintroduire la poésie dans la vie des gens. Parce que l’homme est d’abord poésie. Parce qu’il est avant tout parole.
Fasotopia : Quand vous parlez d’absence de culture, n’est-ce pas quand même radical ?
Aristide Tarnagda : Non ce n’est pas une forme de radicalité, c’est juste un constat. Je ne parle pas du folklore, je ne parle pas de tous ces rassemblements pour embrigader ou pour utiliser. Je parle de cette sève dont a besoin l’être humain pour être, justement. Or, ce que l’on constate, que ce soit dans le discours officiel, que ce soit dans le discours des dominants, c’est que les peuples comme les nôtres n’ont pas besoin justement de poésie. Ils ont besoin de se bourrer le ventre, pour être très trivial. Or, ce n’est pas le ventre d’un peuple qui fait de lui un peuple. C’est d’abord son esprit. C’est d’abord son être. Donc c’est le génie. Un peuple existe et est reconnu par son génie, et non son ventre.
Fasotopia : Au-delà de ces questions non exhaustives, votre vision, si nos renseignements sont bons, c’est de co-créer la nation burkinabè que nous souhaitons tous. Racontez-nous votre rêve ? Et comment vous le voyez se réaliser ?
Aristide Tarnagda : Une nation, c’est une co-création. C’est une évidence qu’une personne ne fait pas une nation. Une nation, c’est un arc-en-ciel. Or l’arc-en-ciel est une conjugaison de couleurs. Et pour que cela ait lieu, il faut d’abord qu’il y ait un espace qui appartienne à tout le monde, où chacun peut s’exprimer, où chacun a son mot à dire, sa proposition à faire, qu’elle soit bonne ou pas bonne. Parce qu’il s’agit de se reconnaitre dans ce qui va être la nation. Donc si on est exclu de facto, on ne se reconnait pas en cette nation et justement, on prendra les armes contre cette nation. Parce qu’à la base, on ne nous a pas autorisés à prendre part. C’est pour cela que les espaces d’expression comme le théâtre, le conte, la musique, la danse, les arts de façon générale, sont des espaces à protéger. Parce que ce sont des espaces d’échanges où des créateurs doivent faire en sorte que l’ensemble des peuples puissent se reconnaitre.
Fasotopia : L’un des projets récents que vous avez portés, c’est le théâtre-conférence ‘Repères’, faisant revivre des discours emblématiques d’hommes tout aussi emblématiques de l’histoire du Burkina. Quel bilan vous en tirez ?
Je suis un homme un peu compliqué, parce que j’ai l’impression de n’avoir jamais assez fait. Nous avons fait Ouagadougou, Koudougou, Bobo-Dioulasso, Fada N’Gourma, Koupéla. J’ai l’impression, quand je fais le bilan, que je suis allé encore vers les privilégiés. Il s’agit de faire en sorte que l’art soit accessible à tout le monde. J’ai envie que Zongo soit entendu en mooré, en dioula, en français, parce que c’est important. C’est là où sa pensée fera effet. J’ai envie que Ki-Zerbo, qui a dit des choses extraordinaires, puisse être l’apanage de tous les Burkinabè ; Thomas Sankara qui est discuté, disputé, bon an mal an, bon gré mal gré, … qu’aujourd’hui, l’ensemble des peuples puissent se saisir de l’essence da sa parole. Mais au-delà de cela, ce qui était important pour moi, c’était de faire en sorte qu’on puisse s’identifier à nous, que la fierté des Burkinabè prenne racine ici d’abord, avant de vouloir voir ailleurs.
Fasotopia : Vous envisagez par exemple ce genre de projets en langues nationales également ?
Aristide Tarnagda : Absolument ! C’est pour cela que j’ai commencé par dire qu’on a péché par l’absence de culture. Parce qu’on pense que ça, c’est du luxe. Or on ne peut pas fonder une nation, si on ne fonde pas d’abord les êtres. La fondation d’une nation, ce sont les êtres. Pour parler de ‘Terre ceinte’ (roman de Mohamed Mbougar Sarr adapté au théatre par Aristide Tarnagda, ndlr), je vais le faire, parce que c’est une pièce qui parle absolument de ce que nous vivons en ce moment. Et il est essentiel que tous les Burkinabè puissent avoir accès de façon équitable à cette pièce, pour que le débat ait lieu. Je vais aussi essayer de faire en sorte que Zongo passe en mooré, que ‘A quand l’Afrique’ soit une discussion en mooré et que Sankara nous parle aussi de soi.
Fasotopia : Quand vous parlez d’inclure toutes ces sensibilités, nous pensons aussi au fait d’associer les déplacés internes, de même que les jeunes habitants du quartier Gounghin où se situe le théâtre Les Récréatrales dans vos projets. Pouvez-vous nous en parler ?
Aristide Tarnagda : Je ne vois pas comment on peut faire le métier qu’on fait aujourd’hui en n’associant pas les plus fragiles, donc les déplacés et ces jeunes qui nous regardent parfois avec admiration, mais qui se sentent exclus d’un espace qui est pourtant le leur. C’est à partir de ce moment que je me suis dit que je ne peux plus faire du théâtre au Burkina Faso comme je le faisais avant cette crise ou comme on le fait ailleurs où il n’y a pas la crise. C’est une façon de participer à la guérison de ce pays. Ceux et celles qui sont victimes de la guerre ont besoin de notre solidarité, de notre présence, de notre assistance, mais aussi de comprendre la crise. Depuis maintenant 4 ans, c’est systématique. En mars par exemple, on va retourner auprès des déplacés internes.
Fasotopia : Parlons aussi des Récréatrales en tant qu’évènement. Une nouvelle édition se prépare pour cette année. A quoi doit-on s’attendre après ‘Faire visage’ (thème de la dernière édition). Comment ça se prépare ?
Aristide Tarnagda : Difficilement, vu le contexte national et international dans lequel nous sommes. C’est très très tendu, mais un artiste ne doit jamais renoncer. Nous sommes là pour transcender les difficultés. La première étape commence dans quelques jours. Cette année, vous avez le privilège du thème, parce qu’on ne l’a pas encore dévoilé. Comme chaque année, nous essayons de trouver une phrase poétique fédératrice où tout le monde peut se reconnaitre et qui représente le pouls du pays et du monde. Cette année, c’est ‘tourner la face au soleil’, comme pour dire qu’il ne faut jamais renoncer à la lumière, qu’il faut assumer ses responsabilités en tant qu’individu, en tant qu’artiste, en tant que nation, quelle que soit le statut qu’on a. La lumière est toujours importante dans la vie des êtres humains. Il y a quelque chose de fondamental qu’on va lancer cette année, c’est le prix Récréatrales pour récompenser les auteurs du continent et de la diaspora, parce qu’il n’est pas normal qu’on soit toujours célébré ailleurs. Ça pose une question de légitimité, de reconnaissance. Si vous n’êtes jamais reconnu par les vôtres, à un moment, il y a un malaise, un mal être. C’est pour cela que nous avons décidé malgré toutes les difficultés de lancer ce prix.
Fasotopia, janvier 2024